Lycée Félix Eboué Année scolaire 2008-2009
Rocade Sud
97300 Cayenne
Professeur : Monsieur Outters
http://monsieuroutters.blogspot.com
EPREUVE ORALE ANTICIPEE DE FRANÇAIS
DESCRIPTIF DES LECTURES ET ACTIVITES
Classe de Première ES
NOM DU CANDIDAT :.…………………………………..
PRENOM DU CANDIDAT :…………………………………….
Séquence n°1 : Le sonnet, forme fixe, matrice poétique
Objet d’étude : La poésie Lectures analytiques : Groupement de textes :
Activités de préparation et de prolongement Etude d’un recueil de multiples sonnets à travers les siècles Elaboration d’un recueil personnel à présenter Histoire littéraire : humanisme, baroque et classicisme Elargissement sur les haïkus Lecture cursive du recueil d’Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre et autres poèmes
|
Séquence n°2 : La femme dans Nana de Zola
Objet d’étude : Le roman et ses personnages, vision du monde et de l’homme. Un mouvement littéraire : le naturalisme Lectures analytiques : Etude d’une oeuvre intégrale : Nana de Zola
Activités de préparation et de prolongement Comparaison avec le tableau de Manet, Nana Comparaison avec le roman de Toulet, Mon amie Nane (1905) Lecture cursive du roman de Primo Levi, Si c’est un homme
|
Séquence n°3 : Autour de Candide : argumenter sur le destin et la liberté
Objet d’étude : L’argumentation : convaincre, persuader, délibérer
Lectures analytiques : Groupement de textes (Livre de Littérature 1ère) :
Activités de préparation et de prolongement Lecture cursive de Candide de Voltaire Comparaison de L’Encyclopédie et du Dictionnaire philosophique de Voltaire (sur l’article Destin)
|
Séquence n°4 : L’imposture au théâtre Objectif : Analyser la situation produite au théâtre par la dissimulation d’un personnage. Objet d’étude : Le théâtre : texte et représentation Lectures analytiques : Groupement de textes :
Activités de préparation et de prolongement Lecture cursive de Ruy Blas de Victor Hugo Visionnage de la pièce de Molière, Tartuffe mise en scène au Théâtre National de Strasbourg et comparaison avec d’autres mises en scène (Mnouchkine, Planchon, Villégier, Charon)
|
Signature du Professeur : Signature du Proviseur
Amener les textes polycopiés, ainsi que Nana de Zola, Candide de Voltaire, et le livre de littérature.
Conseils pour l'oral:
Pour vos révisions. Bien relire les les textes en y associant les explications données en cours
Pour le passage: l'examinateur choisit votre texte et vous pose une question dessus (qui sera votre problématique). Vous avez 30 mn pour préparer, au brouillon, un plan détaillé qui réponde à cette question.
Puis vous passez pour donner votre explication (10mn)
Puis l'examinateur vous pose des questions sur le texte et l'objet d'étude, le genre, la période (10mn)
Deux sites si vous désirez des précisions:
http://www.ac-nancy-metz.fr/enseign/Lettres/acalettres/lycee/candidat.htm Il s'agit des textes officiels, très clairs
http://www.lettres.net/bac/conseils-oral.htm Il s'agit de conseils pratiques
Bon courage!
1) Louise Labé, Sonnet "Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie"
1 Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J'ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ai grands ennuis entremêlés de joie.
5 Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure ;
Mon bien s'en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène ;
10 Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
Louise Labé, Sonnet 8 in Oeuvres (1555) (orthographe modernisée)
2) Saint-Amant, Sonnet "Le Fumeur", 1629
Assis sur un fagot, une pipe à la main,
Tristement accoudé contre une cheminée,
Les yeux fixés vers terre, et l’âme mutinée,
Je songe aux cruautés de mon sort inhumain.
v.5 L’espoir, qui me remet du jour au lendemain,
Essaie à gagner du temps sur ma peine obstinée,
Et me venant promettre une autre destinée
Me fait monter plus haut qu’un empereur romain.
Mais à peine cette herbe est-elle mise en cendre,
v.10 Qu’en mon premier état il me convient descendre,
Et passer mes ennuis à redire souvent:
Non, je ne trouve point beaucoup de différence
De prendre du tabac à vivre d’espérance,
Car l’un n’est que fumée, et l’autre n’est que vent.
Marc-Antoine Girard de SAINT-AMANT (1594-1661)
3) Charles Baudelaire: Les Fleurs du mal, "Correspondances", 1857
Correspondances
1 La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.
5 Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
10 Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
Les Fleurs du Mal, "Spleen et Idéal", poème IV
4) Jacques Roubaud, ∈, sonnets 1.1.10 et 1.1.11
l.1 1.1.10 ●
l.5 blanc
l.10 1.1.11 ○ [GO 127]
tu trouveras ton bien dans les plus éloignés des mots trésor protégé
des oies au jabot rouge c'est le minerai qui n'est pas à ciel ouvert
c'est l'union des usages contraires de la parole
l.15
d'autres s'hébergeront dans les planètes davantage ou dans l'∞
ment minuscule ping-pong du sub-atome (il y a des pâturages de
toutes les saveurs pour des bouches exercées à l'avenir
l.20 mais les mots pour toi sont le sel et le jeu avec quoi l'on déduit les
phrases qui sécheront avec quoi l'on brûle jusqu'aux enfances
la drogue double qui détient double paradis celui comme une
l.24 pierre sous l'écorce et celui comme un dessin sur le sol
Jacques Roubaud ∈, Gallimard, Paris, 1967.
5) Baudelaire, « L'Homme et la Mer », Les Fleurs du mal, 1857
| ||||
|
|
|
| |
|
|
|
| |
|
| |||
| Homme libre, toujours tu chériras la mer! | |||
| La mer est ton miroir; tu contemples ton âme | |||
| Dans le déroulement infini de sa lame, | |||
| Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. | |||
|
| |||
5 | Tu te plais à plonger au sein de ton image; | |||
| Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur | |||
| Se distrait quelquefois de sa propre rumeur | |||
| Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. | |||
|
| |||
| Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets: | |||
10 | Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes; | |||
| O mer, nul ne connaît tes richesses intimes, | |||
| Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets! | |||
|
| |||
| Et cependant voilà des siècles innombrables | |||
| Que vous vous combattez sans pitié ni remords, | |||
15 | Tellement vous aimez le carnage et la mort, | |||
| O lutteurs éternels, ô frères implacables! |
6) Nana, p47
On frappait les trois coups, des ouvreuse s’entêtaient à rendre les vêtements, chargées de pelisses et de paletots, au milieu du monde qui rentrait. La claque applaudit le décor, une grotte du mont Etna, creusée dans une mine d’argent et dont les flancs avaient l’éclat des écus neufs ; au fond, la forge de Vulcain mettait un coucher d’astre. Diane des la seconde scène, s’entendait avec le Dieu, qui devait feindre un voyage pour laisser la place libre à Vénus et à Mars. Puis, à peine Diane se trouvait-elle seule, que Venus arrivait. Un frisson remua la salle. Nana était nue. Elle était nue avec une tranquille audace, certaine de la toute-puissance de sa chair. Une simple gaz l’enveloppait ; ses épaules rondes, sa gorge d’amazone dont les pointes roses se tenaient levées et rigides comme des lances, ses larges hanches qui roulaient dans un balancement voluptueux, ses cuisses de blonde grasse, tout son corps se devinait, se voyait sous le tissu léger, d’une blancheur d’écume. C’était Vénus naissant des flots, n’ayant pour tout voile que ses cheveux. Et, lorsque Nana levait les bras, on apercevait, aux feux de la rampe, les poils d’or de ses aisselles. Il n’y eut pas d’applaudissements. Personne ne riait plus, les faces des hommes, sérieuses, se tendaient avec le nez aminci, la bouche irritée et sans salive. Un vent semblait avoir passé très doux, chargé d’une sourde menace. Tout d’un coup, dans la bonne enfant, la femme se dressait, inquiétante, apportant le coup de folie de son sexe, ouvrant l’inconnu du désir. Nana souriait toujours, mais d’un sourire aigu de mangeuse d’hommes.
7) Nana, p318
Cependant, l'hôtel n'était pas entièrement meublé, que Nana, un soir où elle avait prodigué à Muffat les serments de fidélité les plus énergiques, retint le comte Xavier de Vandeuvres, qui, depuis quinze jours, lui faisait une cour assidue de visites et de fleurs. Elle céda, non par toquade, plutôt pour se prouver qu'elle était libre. L'idée d'intérêt vint ensuite, lorsque Vandeuvres, le lendemain, l'aida à payer une note, dont elle ne voulait pas parler à l'autre. Elle lui tirerait bien huit à dix mille francs par mois; ce serait là de l'argent de poche très utile. Il achevait alors sa fortune dans un coup de fièvre chaude. Ses chevaux et Lucy lui avaient mangé trois fermes, Nana allait d'une bouchée avaler son dernier château, près d'Amiens; et il avait comme une hâte de tout balayer, jusqu'aux décombres de la vieille tour bâtie par un Vandeuvres sous Philippe Auguste, enragé d'un appétit de ruines, trouvant beau de laisser les derniers besants d'or de son blason aux mains de cette fille, que Paris désirait. Lui aussi accepta les conditions de Nana, une liberté entière, des tendresses à jours fixes, sans même avoir la naïveté passionnée d'exiger des serments. Muffat ne se doutait de rien. Quant à Vandeuvres, il savait à coup sûr; mais jamais il ne faisait la moindre allusion, il affectait d'ignorer, avec son fin sourire de viveur sceptique, qui ne demande pas l'impossible, pourvu qu'il ait son heure et que Paris le sache.
Dès lors, Nana eut réellement sa maison montée.
8) Nana de Zola. La montée du théâtre par Muffat p169 de « Fauchery appelait le comte... » à « ...En haut, au quatrième, il étouffait »
Fauchery appelait le comte, et celui-ci arrivait au second, lorsqu’un «nom de Dieu!» furieux sortit du corridor de droite; Mathilde, un petit torchon d’ingénue, venait de casser sa cuvette, dont l’eau savonneuse coulait jusqu’au palier. Une loge se referma violemment. Deux femmes en corset traversèrent d’un saut; une autre, le bord de sa chemise aux dents, parut et se sauva. Puis, il y eut des rires, une querelle, une chanson commencée et tout d’un coup interrompue. Le long du couloir, par les fentes, on apercevait des coins de nudité, des blancheurs de peau, des pâleurs de linge; deux filles, très gaies, se montraient leurs signes; une, toute jeune, presque une enfant, avait relevé ses jupons au-dessus des genoux, pour recoudre son pantalon; pendant que les habilleuses, en voyant les deux hommes, tiraient légèrement des rideaux, par décence. C’était la bousculade de la fin, le grand nettoyage du blanc et du rouge, la toilette de ville reprise au milieu d’un nuage de poudre de riz, un redoublement d’odeur fauve soufflé par les portes battantes. Au troisième étage, Muffat s’abandonna à la griserie qui l’envahissait. La loge des figurantes était là; vingt femmes entassées, une débandade de savons et de bouteilles d’eau de lavande, la salle commune d’une maison de barrière. En passant, il entendit, derrière une porte close, un lavage féroce, une tempête dans une cuvette. Et il montait au dernier étage, lorsqu’il eut la curiosité de hasarder encore un regard, par un judas resté ouvert: la pièce était vide, il n’y avait, sous le flamboiement du gaz, qu’un pot de chambre oublié, au milieu d’un désordre de jupes traînant par terre. Cette pièce fut la dernière vision qu’il emporta. En haut, au quatrième, il étouffait.
9. Nana de Zola. L'article de Fauchery p223-225 de « Un des plaisirs de Nana... » à « ...une jeune fille qui découvre sa puberté »
Un des plaisirs de Nana était de se déshabiller en face de son armoire à glace, où elle se voyait en pied. Elle faisait tomber jusqu'à sa chemise; puis, toute nue, elle s'oubliait, elle se regardait longuement. C'était une passion de son corps, un ravissement du satin de sa peau et de la ligne souple de sa taille, qui la tenait sérieuse, attentive, absorbée dans un amour d'elle-même. Souvent, le coiffeur la trouvait ainsi, sans qu'elle tournât la tête. Alors, Muffat se fâchait, et elle restait surprise. Que lui prenait-il? Ce n'était pas pour les autres, c'était pour elle.
Ce soir-là, voulant se mieux voir, elle alluma les six bougies des appliques. Mais, comme elle laissait glisser sa chemise, elle s'arrêta, préoccupée depuis un moment, ayant une question au bord des lèvres.
-- Tu n'as pas lu l'article du _Figaro_?... Le journal est sur la table.
Le rire de Daguenet lui revenait à la mémoire, elle était travaillée d'un doute. Si ce Fauchery l'avait débinée, elle se vengerait.
-- On prétend qu'il s'agit de moi, là-dedans, reprit-elle en affectant un air d'indifférence. Hein? chéri, quelle est ton idée?
Et, lâchant la chemise, attendant que Muffat eût fini sa lecture, elle resta nue. Muffat lisait lentement. La chronique de Fauchery, intitulée _la Mouche d'or_, était l'histoire d'une fille, née de quatre ou cinq générations d'ivrognes, le sang gâté par une longue hérédité de misère et de boisson, qui se transformait chez elle en un détraquement nerveux de son sexe de femme. Elle avait poussé dans un faubourg, sur le pavé parisien; et, grande, belle, de chair superbe ainsi qu'une plante de plein fumier, elle vengeait les gueux et les abandonnés dont elle était le produit. Avec elle, la pourriture qu'on laissait fermenter dans le peuple, remontait et pourrissait l'aristocratie. Elle devenait une force de la nature, un ferment de destruction, sans le vouloir elle-même, corrompant et désorganisant Paris entre ses cuisses de neige, le faisant tourner comme des femmes, chaque mois, font tourner le lait. Et c'était à la fin de l'article que se trouvait la comparaison de la mouche, une mouche couleur de soleil, envolée de l'ordure, une mouche qui prenait la mort sur les charognes tolérées le long des chemins, et qui, bourdonnante, dansante, jetant un éclat de pierreries, empoisonnait les hommes rien qu'à se poser sur eux, dans les palais où elle entrait par les fenêtres.
Muffat leva la tête, les yeux fixes, regardant le feu.
-- Eh bien? demanda Nana.
Mais il ne répondit pas. Il parut vouloir relire la chronique. Une sensation de froid coulait de son crâne sur ses épaules. Cette chronique était écrite à la diable, avec des cabrioles de phrases, une outrance de mots imprévus et de rapprochements baroques. Cependant, il restait frappé par sa lecture, qui, brusquement, venait d'éveiller en lui tout ce qu'il n'aimait point à remuer depuis quelques mois.
Alors, il leva les yeux. Nana s'était absorbée dans son ravissement d'elle-même. Elle pliait le cou, regardant avec attention dans la glace un petit signe brun qu'elle avait au-dessus de la hanche droite; et elle le touchait du bout du doigt, elle le faisait saillir en se renversant davantage, le trouvant sans doute drôle et joli, à cette place. Puis, elle étudia d'autres parties de son corps, amusée, reprise de ses curiosités vicieuses d'enfant. Ça la surprenait toujours de se voir; elle avait l'air étonné et séduit d'une jeune fille qui découvre sa puberté.
10. Nana de Zola. Les goûts chics de Nana p338-339 « Nana causa avec les deux hommes... » à « ...Ah! Que Dieu nous conserve l'empereur le plus longtemps possible! »
Nana causa avec les quatre hommes, en maîtresse de maison pleine de charme. Elle avait lu dans la journée un roman qui faisait grand bruit, l’histoire d’une fille; et elle se révoltait, elle disait que tout cela était faux, témoignant d’ailleurs une répugnance indignée contre cette littérature immonde, dont la prétention était de rendre la nature; comme si l’on pouvait tout montrer! comme si un roman ne devait pas être écrit pour passer une heure agréable! En matière de livres et de drames, Nana avait des opinions très arrêtées: elle voulait des oeuvres tendres et nobles, des choses pour la faire rêver et lui grandir l’âme. Puis, la conversation étant tombée sur les troubles qui agitaient Paris, des articles incendiaires, des commencements d’émeute à la suite d’appels aux armes, lancés chaque soir dans les réunions publiques, elle s’emporta contre les républicains. Que voulaient-ils donc, ces sales gens qui ne se lavaient jamais? Est-ce qu’on n’était pas heureux, est-ce que l’empereur n’avait pas tout fait pour le peuple? Une jolie ordure, le peuple! Elle le connaissait, elle pouvait en parler; et, oubliant les respects qu’elle venait d’exiger à table pour son petit monde de la rue de la Goutte-d’Or, elle tapait sur les siens avec des dégoûts et des peurs de femme arrivée. L’après-midi, justement, elle avait lu dans le Figaro le compte rendu d’une séance de réunion publique, poussée au comique, dont elle riait encore, à cause des mots d’argot et de la sale tête d’un pochard qui s’était fait expulser.
— Oh! ces ivrognes! dit-elle d’un air répugné. Non, voyez-vous, ce serait un grand malheur pour tout le monde, leur république... Ah! que Dieu nous conserve l’empereur le plus longtemps possible!
11.Nana de Zola. La scène de la mort de Nana p474-475 « Une lumière vive éclaire brusquement le visage... » à « ... « à Berlin! » »
Une lumière vive éclaira brusquement le visage de la morte. Ce fut une horreur. Toutes frémirent et se sauvèrent.
— Ah! elle est changée, elle est changée, murmurait Rose Mignon, demeurée la dernière.
Elle partit, elle ferma la porte. Nana restait seule, la face en l’air, dans la clarté de la bougie. C’était un charnier, un tas d’humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue, jetée là, sur un coussin. Les pustules avaient envahi la figure entière, un bouton touchant l’autre; et, flétries, affaissées, d’un aspect grisâtre de boue, elles semblaient déjà une moisissure de la terre, sur cette bouillie informe, où l’on ne retrouvait plus les traits. Un oeil, celui de gauche, avait complètement sombré dans le bouillonnement de la purulence; l’autre, à demi ouvert, s’enfonçait, comme un trou noir et gâté. Le nez suppurait encore. Toute une croûte rougeâtre partait d’une joue, envahissait la bouche, qu’elle tirait dans un rire abominable. Et, sur ce masque horrible et grotesque du néant, les cheveux, les beaux cheveux, gardant leur flambée de soleil, coulaient en un ruissellement d’or. Vénus se décomposait. Il semblait que le virus pris par elle dans les ruisseaux, sur les charognes tolérées, ce ferment dont elle avait empoisonné un peuple, venait de lui remonter au visage et l’avait pourri.
La chambre était vide. Un grand souffle désespéré monta du boulevard et gonfla le rideau.
— A Berlin! à Berlin! à Berlin!
12. Diderot, incipit de Jacques le Fataliste
Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l'on sait où l'on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.
LE MAÎTRE: C'est un grand mot que cela.
JACQUES: Mon capitaine ajoutait que chaque balle qui partait d'un fusil avait son billet.
LE MAÎTRE: Et il avait raison... Après une courte pause, Jacques s'écria: Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret!
LE MAÎTRE: Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela n'est pas chrétien.
JACQUES: C'est que, tandis que je m'enivre de son mauvais vin, j'oublie de mener nos chevaux à l'abreuvoir. Mon père s'en aperçoit; il se fâche. Je hoche de la tête; il prend un bâton et m'en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy; de dépit je m'enrôle. Nous arrivons; la bataille se donne.
LE MAÎTRE: Et tu reçois la balle à ton adresse.
JACQUES: Vous l'avez deviné; un coup de feu au genou; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d'une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n'aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux.
LE MAÎTRE: Tu as donc été amoureux ?
JACQUES: Si je l'ai été!
LE MAÎTRE: Et cela par un coup de feu ?
JACQUES: Par un coup de feu.
LE MAÎTRE: Tu ne m'en as jamais dit un mot.
JACQUES: Je le crois bien.
LE MAÎTRE: Et pourquoi cela ?
JACQUES: C'est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.
LE MAÎTRE: Et le moment d'apprendre ces amours est-il venu ?
JACQUES: Qui le sait ?
LE MAÎTRE: A tout hasard, commence toujours...
Jacques commença l'histoire de ses amours. C'était l'après-dîner: il faisait un temps lourd; son maître s'endormit. La nuit les surprit au milieu des champs; les voilà fourvoyés. Voilà le maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup: "Celui-là était apparemment encore écrit là-haut..." Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait.
Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les îles ? d'y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu'il est facile de faire des contes! Mais ils en seront quittes l'un et l'autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.
13. Voltaire, Candide de « On lui met sur-le-champ les fers aux pieds » à « le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares »
On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bâton; le lendemain, il fait l'exercice un peu moins mal, et il n'en reçoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un prodige.
Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment il était un héros. Il s'avisa un beau jour de printemps de s'aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c'était un privilège de l'espèce humaine, comme de l'espèce animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n'eut pas fait deux lieues que voilà quatre autres héros de six pieds qui l'atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'être fustigé trente-six fois par tout le régiment, ou de recevoir à la fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les volontés sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il fallut faire un choix: il se détermina, en vertu du don de Dieu qu'on nomme liberté, à passer trente-six fois par les baguettes; il essuya deux promenades. Le régiment était composé de deux mille hommes. Cela lui composa quatre mille coups de baguettes, qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui découvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procéder à la troisième course, Candide, n'en pouvant plus, demanda en grâce qu'on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête; il obtint cette faveur; on lui bande les yeux; on le fait mettre à genoux; le roi des Bulgares passe dans ce moment, il s'informe du crime du patient; et comme ce roi avait un grand génie, il comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'était un jeune métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous les journaux et dans tous les siècles. Un brave chirurgien guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peau, et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares.
14.Voltaire, Candide, épilogue de « Vous devez avoir, dit Candide au Turc » à la fin.
Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? -- Je n'ai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice, et le besoin. »
Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l'honneur de souper. -- Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes : car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baaza ; le roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalia, par Joïada ; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l'empereur Henri IV ? Vous savez... -- Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. -- Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillât, ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. -- Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. »
Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de Mlle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. -- Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. »
15. Anonyme, Article « Réfugiés » de L’Encyclopédie
RÉFUGIÉS, (Hist. mod. politiq.2) C’est ainsi que l’on nomme les protestants français que la révocation de l’édit de Nantes a forcés de sortir de France, et de chercher un asile dans les pays étrangers, afin de se soustraire aux persécutions qu’un zèle aveugle et inconsidéré leur faisait éprouver dans leur patrie. Depuis ce temps, la France s’est vue privée d’un grand nombre de citoyens qui ont porté à ses ennemis des arts, des talents, et des ressources dont ils ont souvent usé contre elle. Il n’est point de bon Français qui ne gémisse
depuis longtemps de la plaie profonde causée au royaume par la perte de tant de sujets utiles. Cependant, à la honte de notre siècle, il s’est trouvé de nos jours des hommes assez aveugles ou assez impudents pour justifier aux yeux de la politique et de la raison, la plus funeste démarche qu’ait jamais pu entreprendre le conseil d’un souverain. Louis XIV, en persécutant les protestants, a privé son royaume de près d’un million
d’hommes industrieux qu’il a sacrifiés aux vues intéressées et ambitieuses de quelques mauvais citoyens, qui sont les ennemis de toute liberté de penser, parce qu’ils ne peuvent régner qu’à l’ombre de l’ignorance. L’esprit persécuteur devrait être réprimé par tout gouvernement éclairé : si l’on punissait les perturbateurs qui veulent sans cesse troubler les consciences de leurs concitoyens lorsqu’ils diffèrent dans leurs opinions, on verrait toutes les sectes3 vivre dans une parfaite harmonie, et fournir à l’envi des citoyens utiles à la patrie, et fidèles à leur prince. Quelle idée prendre de l’humanité et de la religion des partisans de l’intolérance ? Ceux qui croient que la violence peut ébranler la foi des autres, donnent une opinion bien méprisable de leurs sentiments et de leur propre constance.
16. La Fontaine, Fables, « Les grenouilles qui demandent un roi »
Les grenouilles se lassant
De l'état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique:
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S'alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs, les roseaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oser de longtemps regarder au visage
Celui qu'elles croyaient être un géant nouveau.
Or c'était un soliveau,
De qui la gravité fit peur à la première
Qui, de le voir s'aventurant,
Osa bien quitter sa tanière.
Elle approcha, mais en tremblant;
Une autre la suivit, une autre en fit autant:
Il en vint une fourmilière;
Et leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu'à sauter sur l'épaule du roi.
Le bon sire le souffre et se tient toujours coi.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue:
«Donnez-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue.»
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
Qui les croque, qui les tue,
Qui les gobe à son plaisir;
Et grenouilles de se plaindre.
Et Jupin de leur dire:« Eh quoi? votre désir
A ses lois croit-il nous astreindre?
Vous avez dû premièrement
Garder votre gouvernement;
Mais, ne l'ayant pas fait, il vous devait suffire
Que votre premier roi fut débonnaire et doux
De celui-ci contentez-vous,
De peur d'en rencontrer un pire.»
17. Pascal, Pensées
Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et plaine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.
Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les vill es et soi-même son juste prix.
Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ?
Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ses humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver?
Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.
Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.
Blaise Pascal, Pensées, 1670, Fragment 230
18. Diderot, Le Fils naturel
Le héros, Dorval, est confronté à la situation suivante : aimé de Constance, il aime Rosalie, initialement fiancée à Clairville, quelle n’aime plus. Dorval ne veut pas faire le malheur de son ami Clairville, mais cela implique qu’il sacrifie son amour pour Rosalie. Or celle-ci, ruinée par un revers de fortune, est devenue inaccessible pour Clairville. Et Dorval est riche.
ACTE 3 SCENE 9
Dorval, seul _Quel jour d'amertume et de trouble ! Quelle variété de tourments ! Il semble que d'épaisses ténèbres se forment autour de moi et couvrent ce coeur accablé sous mille sentiments douloureux ! ... ô ciel ! Ne m'accorderas-tu pas un moment de repos ! ...
le mensonge, la dissimulation me sont en horreur ; et dans un instant, j'en impose à mon ami, à sa soeur, à Rosalie... que doit-elle penser de moi ? ... que déciderai-je de son amant ? ... quel parti prendre avec Constance ? ... Dorval, cesseras-tu, continueras-tu d être homme de bien ? ... un événement imprévu a ruiné Rosalie ; elle est indigente. Je suis riche, je l'aime, j'en suis aimé. Clairville ne peut l'obtenir... sortez de mon esprit, éloignez-vous de mon coeur, illusions honteuses ! Je peux être le plus malheureux des hommes, mais je ne me rendrai pas le plus vil... vertu ! Douce et cruelle idée ! Chers et barbares devoirs ! ... amitié qui m'enchaîne
et me déchire, vous serez obéie ! ô vertu ! Qu'es-tu, si tu n exiges aucun sacrifice ? Amitié, tu n'es qu'un vain nom, si tu n'imposes aucune loi... Clairville épousera donc Rosalie. (Il tombe presque sans sentiment dans un fauteuil ; il se relève ensuite et il dit :) non, je n'enlèverai point à mon ami sa maîtresse ; je ne me dégraderai point jusque-là, mon coeur m en répond. Malheur à celui qui n'écoute point la voix de son coeur ! ... mais Clairville n'a point de fortune ; Rosalie n'en a plus... il faut écarter ces obstacles. Je le puis ; je le veux. Y a-t-il quelque peine dont un acte généreux ne console ? Ah ! Je commence à respirer ! ... si je n'épouse point Rosalie, qu'ai-je besoin de fortune ? Quel plus digne usage que d'en disposer en faveur de deux êtres qui me sont chers ? Hélas ! à bien juger, ce sacrifice si peu commun n' est rien... Clairville me devra son bonheur ! Rosalie me devra son bonheur ! Le père de
Rosalie me devra son bonheur ! ... et Constance ? ... elle entendra de moi la vérité ; elle me connaîtra ; elle tremblera pour la femme qui oserait s'attacher à ma destinée... en rendant le calme à tout ce qui m'environne, je trouverai sans doute un repos qui me fuit ? ... (Il soupire.) Dorval, pourquoi souffres-tu donc ? Pourquoi suis-je déchiré ? ô vertu ! N'ai-je point encore assez fait pour toi ! Mais Rosalie ne voudra point accepter de moi sa fortune. Elle connaît trop le prix de cette grâce, pour l'accorder à un homme qu'elle doit haïr, mépriser... il faudra donc la tromper ! ... et si je m' y résous, comment y réussir ? Prévenir l'arrivée de son père ? ... faire répandre, par les papiers publics, que le vaisseau qui portait sa fortune était assuré ? ... lui envoyer par un inconnu la valeur de ce qu'elle a perdu ? ... pourquoi non ? Le moyen est naturel ; il me plaît ; il ne faut qu'un peu de célérité. (Il appelle Charles.) Charles ! (Il se met à une table et il écrit.)
Diderot, Le Fils naturel, 1757.
19. Molière, Tartuffe, v1-60 (scène d’exposition ; Acte I, scène 1)
MADAME PERNELLE, FLIPOTE, ELMIRE, MARIANE, DORINE,
Vous êtes, mamie, une fille suivante Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente:
Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère;
Mon Dieu, sa soeur, vous faites la discrette,
| MME. PERNELLE Ma bru, qu’il ne vous en déplaise Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise;
Pour vous, Monsieur son frère Je vous estime fort, vous aime, et vous révère;
|
20. Molière, Tartuffe, v1477-1543 (Acte IV, scène 5, 6, 7)
TARTUFFE
| Sans doute il est fâcheux d'en venir jusque-là,
Scène VI ORGON, ELMIRE.
Scène VII TARTUFFE, ELMIRE, ORGON. TARTUFFE
|
21. Victor Hugo, Ruy Blas, v1276-1308 (Acte III, scènes 3, 4, 5)
La Reine, elle baise Ruy Blas au front
Adieu.
Scène IV - Ruy Blas, seul.
Il est comme absorbé dans une contemplation angélique.
Devant mes yeux c'est le ciel que je voi !
De ma vie, ô mon Dieu ! Cette heure est la première.
Devant moi tout un monde, un monde de lumière,
Comme ces paradis qu'en songe nous voyons,
1280 - S'entr'ouvre en m'inondant de vie et de rayons !
Partout en moi, hors moi, joie, extase et mystère,
Et l'ivresse, et l'orgueil, et ce qui sur la terre
Se rapproche le plus de la divinité,
L'amour dans la puissance et dans la majesté !
1285 - La reine m'aime ! Ô Dieu ! C'est bien vrai, c'est moi-même !
Je suis plus que le roi puisque la reine m'aime !
Oh ! Cela m'éblouit. Heureux, aimé, vainqueur !
Duc d'Olmedo, – l'Espagne à mes pieds, – j'ai son coeur !
Cet ange, qu'à genoux je contemple et je nomme,
1290 - D'un mot me transfigure et me fait plus qu'un homme.
Donc je marche vivant dans mon rêve étoilé !
Oh ! Oui, j'en suis bien sûr, elle m'a bien parlé.
C'est bien elle. Elle avait un petit diadème
En dentelle d'argent. Et je regardais même,
1295 - Pendant qu'elle parlait, – je crois la voir encor, –
Un aigle ciselé sur son bracelet d'or.
Elle se fie à moi, m'a-t-elle dit. – pauvre ange !
Oh ! S'il est vrai que Dieu, par un prodige étrange,
En nous donnant l'amour, voulut mêler en nous
1300 - Ce qui fait l'homme grand à ce qui le fait doux,
Moi, qui ne crains plus rien maintenant qu'elle m'aime,
Moi, qui suis tout-puissant, grâce à son choix suprême,
Moi, dont le coeur gonflé ferait envie aux rois,
Devant Dieu qui m'entend, sans peur, à haute voix,
1305 - Je le dis, vous pouvez vous confier, madame,
À mon bras comme reine, à mon coeur comme femme !
Le dévouement se cache au fond de mon amour
Pur et loyal ! – allez, ne craignez rien ! –
Depuis quelques instants, un homme est entré par la porte du fond, enveloppé d'un grand manteau, coiffé d'un chapeau galonné d'argent. Il s'est avancé lentement vers Ruy Blas sans être vu, et, au moment où Ruy Blas, ivre d'extase et de bonheur, lève les yeux au ciel, cet homme lui pose brusquement la main sur l'épaule. Ruy Blas se retourne comme réveillé en sursaut ; l'homme laisse tomber son manteau, et Ruy Blas reconnaît don Salluste.
Don Salluste est vêtu d'une livrée couleur de feu à galons d'argent, pareille à celle du page de Ruy Blas.
Scène V - Ruy Blas, Don Salluste
Don Salluste, posant la main sur l’épaule de Ruy Blas
Bonjour
22. Victor Hugo, Ruy Blas, v2233 à la fin
Que voulez-vous ?
Ruy Blas, joignant les mains.
Que vous me pardonniez, madame !
La Reine.
Jamais.
Ruy Blas.
Jamais !
Il se lève et marche lentement vers la table.
Bien sûr ?
La Reine.
Non, jamais !
Ruy Blas.
Il prend la fiole posée sur la table, la porte à ses lèvres et la vide d'un trait.
Triste flamme,
Éteins-toi !
La Reine, se levant et courant à lui.
Que fait-il ?
Ruy Blas, posant la fiole.
Rien. Mes maux sont finis.
Rien. Vous me maudissez, et moi je vous bénis.
Voilà tout.
La Reine, éperdue.
Don César !
Ruy Blas
Quand je pense, pauvre ange,
Que vous m'avez aimé !
La Reine.
Quel est ce philtre étrange ?
Qu'avez-vous fait ? Dis-moi ! Réponds-moi ! Parle-moi !
2240 - César ! Je te pardonne et t'aime, et je te croi !
Ruy Blas.
Je m'appelle Ruy Blas.
La Reine, l'entourant de ses bras.
Ruy Blas, je vous pardonne !
Mais qu'avez-vous fait là ? Parle, je te l'ordonne !
Ce n'est pas du poison, cette affreuse liqueur ?
Dis ?
Ruy Blas.
Si ! C'est du poison. Mais j'ai la joie au coeur.
Tenant la reine embrassée et levant les yeux au ciel.
Permettez, ô mon Dieu, justice souveraine,
Que ce pauvre laquais bénisse cette reine,
Car elle a consolé mon coeur crucifié,
Vivant, par son amour, mourant, par sa pitié !
La Reine.
Du poison ! Dieu ! C'est moi qui l'ai tué ! – je t'aime !
2250 - Si j'avais pardonné ? ...
Ruy Blas, défaillant.
J'aurais agi de même.
Sa voix s'éteint. La reine le soutient dans ses bras.
Je ne pouvais plus vivre. Adieu !
Montrant la porte.
Fuyez d'ici !
– Tout restera secret. – je meurs.
Il tombe.
La Reine, se jetant sur son corps.
Ruy Blas !
Ruy Blas, qui allait mourir, se réveille à son nom prononcé par la reine.
Merci !